Rencontre dessinée avec Lewis Trondheim¶
Note
Le 17 juin 2010, Lewis Trondheim s’est rendu à Lyon, à l’occasion du Festival de BD. Nous en avons profité pour l’inviter à l’ENS de Lyon pour une rencontre dessinée. Nous étions dix à poser des questions.
Tout d’abord, Lewis, comment êtes-vous venu ici ?
En fait, ça fait un an que Jill-Jênn me propose de venir, et à chaque fois je trouvais une excuse pour retarder, puis j’ai appris que je viendrais pour le Festival de BD alors j’ai décidé de faire d’une pierre deux coups.
Quand avez-vous commencé à dessiner ?
Mon premier bouquin date de 1990, j’ai commencé à gagner ma vie avec à 1995. À l’époque, j’étais à l”OuBaPo, on faisait des bandes dessinées avec contraintes.
Bon alors, ce qu’on va faire, c’est que je vais dessiner une page en direct, ça fait partie des récits autobiographiques que je fais actuellement, ce que j’ai vu, entendu, pensé. Je raconte mon métier de dessinateur, vous pouvez m’interrompre. Si on peut rigoler, c’est pas plus mal.
Ça c’est une planche que j’ai commencée au Festival de Strasbourg, il y a 2 semaines. C’est crayonné à l’avance, parce que c’est intimidant de dessiner en public, on peut se planter, surtout si on discute. Il m’arrive de dessiner sans crayonnés, par exemple pour Lapinot et les carottes de Patagonie : j’ai fait 500 pages pour apprendre à dessiner. L’avantage c’est qu’on va vite, le désavantage, c’est que c’est souvent mal dessiné. Au début, j’ai fait 420 pages. Puis des potes m’ont demandé de finir, alors j’ai terminé la série.
En général je fais de l’improvisation. J’aime bien être mon premier lecteur. C’est un boulot d’artisan. Si je sais dès le début tout ce qui se passe, je n’ai plus de plaisir à avancer.
Vous publiez une grosse partie de ce que vous dessinez ?
Oui, et j’ai des choses qui n’ont pas été publiées. J’ai commencé un récit ; j’ai dû faire 230 pages, il y a six ans environ. En petit format. Quelques éditeurs l’ont lu, ils ont trouvé ça très bien. J’ai arrêté parce que j’ai commencé à faire autre chose. J’ai gardé le personnage pour faire un personnage numérique. Je fais du strip. Les gens s’abonnent : 0,79 € pour un mois, 30 strips environ.
Vous le faites tous les matins ?
Je les fais en avance, parce qu’ils sont traduis en 19 langues. Toujours 6 cases.
Vous avez vérifié les langues ?
Je suis pas très fort en coréen.
Non mais en anglais, espagnol ?
Non, trop de boulot. J’ai fait ça il y a environ 2-3 mois. Ça se terminera fin juillet. Et ce sera un bouquin.
C’est le format qui vous intéressait ?
Le format strip, oui. Je suis plus dans l’ambiance anglo-saxonne (le fait que je fasse des animaux). Très peu d’auteurs français font ça.
Je ne vous avais jamais vu, même en photo. Mais dès que je vous ai vu tout à l’heure, je vous ai reconnu.
Ça me fait plaisir.
Pour ce qui est d’utiliser des animaux en forme de personnages, est-ce un choix ?
Je suis un auteur limité graphiquement à la base, et en plus de ça je suis un peu paresseux. J’essaie juste d’être efficace dans ma paresse. Donc effectivement, dessiner minimaliste c’est plus facile, sauf pour gagner de l’argent.
Quand je me suis présenté au début, tous les éditeurs ont refusé. Le premier album que j’ai proposé à tout le monde, c’était Slaloms. Tout le monde m’a dit Non. Ça s’est fait à L’Association, j’ai eu un prix à Angoulême, puis Dargaud a accepté. « Si on gagne le procès contre Uderzo, on te publie. » Après ils ont perdu autre chose, mais le mal était fait. Le premier que j’avais fait, c’était Psychanalyse. Un gars avait la bouche ouverte, un autre la bouche fermée. Mais bon, ça a bien plu, parce que l’humour passait par le dialogue et la rythmique. J’ai fait 2 bouquins comme ça. Tout le monde pensait que j’allais avancer dans cette voie-là. Et comme j’aime bien faire le contraire de ce qu’on attend, j’ai fait un album qui s’appelle La Mouche : 100 pages sans dialogues.
Mais j’ai commencé vraiment à avoir du plaisir à dessiner quand j’ai commencé à faire du dessin d’après nature. En voyages… C’était assez relaxant. En plus, ce n’est pas désagréable parce qu’on est là dans un coin, les gens passent, on passe moins pour un gros con d’Occidental. Et depuis, ça me fait plaisir de dessiner. Ce n’est pas une souffrance. Avant, je faisais ça pour raconter.
Vous n’avez jamais essayé de juste écrire ?
J’ai écrit des scénarios pour d’autres. J’ai jamais voulu faire autre chose que ce que j’étais capable de faire. (NDLR – Il ment.)
Pourtant, une grosse partie de votre œuvre est issue de défis que vous vous êtes posés.
Oui, mais ce n’étaient jamais des défis monstrueux. Je n’ai jamais essayé de dessiner réaliste.
Et *Les petits riens* ?
Je parle de personnages. Je suis très joueur, et je m’ennuie vite. Qu’est-ce qui peut me motiver ? Peut-être que je suis quelqu’un qui se lasse un peu trop vite.
Le dernier défi en date, à Angoulême il y a 3-4 ans, c’était quelqu’un qui m’a dit : « Essaie de faire un scénario pour un dessinateur qui fait du dessin réaliste. Ce sera autre chose. » Alors je suis allé voir Matthieu Bonhomme et je le lui ai demandé. Il m’a dit : « D’accord mais pas avant 2, 3 ans et demi. » On a fait ça il y a 8 mois. L’album sort en août.
Est-ce que ça a changé des choses pour le scénariste ?
Ça a changé des choses pour le dessinateur. Il est très content, on va retravailler ensemble.
Si on fait un bonhomme qui est avec un œil blanc et un point et qu’on essaie de faire un personnage réaliste, ça va être tout pourri parce que ça ne va pas du tout avoir le même aspect. Parfois, le dessin est super important par rapport à ce qu’on veut exprimer dans le scénario. Je me suis demandé ce qu’il fallait faire sans que ça ressemble à du storyboard de film, par exemple. Ce qui m’intéresse aussi, c’est un peu de faire le malin.
Une fois, on m’a demandé : « Qu’est-ce que tu serais incapable de faire ? » Des dessins d’une page. Je veux bien souffrir un petit peu, mais pas trop.
Est-ce que vous avez toujours l’amusement de voir la surprise, quand vous faites un scénario ?
Oui, parce que je dessine un petit peu à côté, ça donne des idées. D’abord, je demande un peu au dessinateur ce qu’il veut que je lui donne. Généralement, on me demande mon découpage dessiné. Sauf Matthieu Bonhomme, qui m’a demandé de tout lui donner en texte. Donc je fais mes patates, puis je recopie tout le texte. (NDLR – À Angoulême, il a ajouté : « Ça m’a pris un temps fou, je ne le ferai plus. »)
Et dans le dessin, on retrouve les patates ou pas du tout ?
La plupart du temps, ça correspond. Parfois, j’ai des bonhommes surprises. Quand je fais mon scénario, je n’ai pas trop le temps de penser à la mise en scène. Pour Les petits riens, j’ai un carnet sur lequel je note mes trucs, donc ce n’est pas improvisé. Mais le reste, ça l’est.
Vous avez un découpage pour *Les petits riens* ?
C’est toujours un truc assez simple. Il n’y a que moi qui peux comprendre. Mais c’est tant mieux parce qu’il y a des méchants qui viennent chez moi la nuit pour me piquer mes idées. C’est bien fait pour eux.
Vous avez un budget de carnets de combien par mois ?
Longtemps j’ai dessiné sur des grandes feuilles format A3. Je faisais surtout des petits formats depuis que j’ai arrêté Lapinot. Et là, j’ai un petit peu repris les formats classiques A3. Une page comme ça, je la dessine en une heure, si je ne parle pas en même temps. Je peux faire 1, 2, 3 pages par jour, si je veux rattraper du retard. Mais, l’avantage, c’est qu’avec mon métier, le budget carnet passe dans les impôts. En frais professionnels. En plus, mon comptable me dit que je ne dépense pas assez.
Les BD que vous achetez, ça vous influence ?
J’ai adoré Quai d’Orsay, de Christophe Blain. On y apprend des trucs, c’est vif.
Le co-auteur qui a scénarisé est connu de tous les hommes politiques. Il n’a répondu à aucune interview, personne ne sait qui c’est normalement.
Vous lisiez quoi, quand vous étiez petit ?
J’aime bien les histoires de Donald, des années 40.
J’ai demandé s’il était possible de publier les recueils sur Carl Barks. Ils ont dit : « Non, parce qu’on s’en sert pour du recyclage dans Picsou Magazine. » En fait on peut trouver ça en Allemagne.
Quand vous écrivez à vos amis ou à votre femme sur le frigo, vous avez la même écriture que dans vos BD ?
(Il écrit quelque chose, et on remarque que ça ne ressemble pas du tout à son écriture BD.)
N’hésitez pas à poser des questions, sinon je vais faire un cours sur l’économie de la bande dessinée.
Pourquoi vous n’avez jamais fait de récit de fiction aquarellé ?
Parce que c’est long. C’est ma femme qui fait les couleurs.
Donc, *Les petits riens*, c’était l’apprentissage de l’aquarelle.
Exactement. Je laisse un petit liserai blanc autour du personnage, ça le met en valeur.
*Les petits riens*, ce n’est pas votre première œuvre autobiographique.
Non, il y a un récit qui doit faire dans les 200 pages, que j’ai fait avant de déménager avec ma femme. J’ai fait des carnets de bord sur mes voyages. Le premier voyage angoissant, c’était à l’île de La Réunion en 2000. Pour essayer de contrôler mes petites angoisses de rien du tout, je fais un carnet de bord. Ça m’évite de penser à autre chose. J’ai dû faire 3 ou 4 livres. Après j’ai fait Les petits riens. J’ai aussi fait un essai ; je voulais savoir pourquoi les auteurs vieillissent mal. Donc j’ai interrogé des auteurs, des vieux auteurs.
Ils devaient être ravis de répondre.
Dans le monde du cinéma, il y a toujours le moyen de s’en sortir. Mais en bande dessinée, c’est un métier de répétition. Le problème vient de là.
Donc dans vingt ans, on aura Lapinot contre Goldorak.
Oui, ça craint.
Il faut éviter de se répéter. On est une jeunesse plus dorée. Des gens comme Franquin ou Hergé ont fini dépressifs ou alcooliques. Hergé n’était pas alcoolique, mais dépressif oui. Franquin a cessé de dessiner, il avait un studio, il était entouré de gens qui savaient mieux dessiner que lui, son rôle était moins excitant, c’était plus un chef d’orchestre qu’un créateur.
J’ai été à L’Association jusqu’en 2006. En 2004, on avait fait une revue qui s’appelle Lapin ; elle s’adressait plutôt aux adultes, dans une optique enfant. Je me disais, ce serait bien d’avoir une collection un peu tous publics plutôt qu’avant-garde ou autobiographique. J’ai demandé à Delcourt si ça l’intéressait que je reprenne sa collection jeunesse (pas qu’elle n’existait plus, hein). Toto l’ornithorynque ou Petit vampire. Il n’a pas voulu que je la reprenne, mais il m’a dit que je pouvais faire un label. Alors j’ai créé le label Shampooing. On a publié au début Louis au ski et quand j’ai quitté L’Association en 2006 (on était 4). Menu c’est le type qui nous a fait chier et à cause duquel on est partis. Il y a un récit de voyage qui s’appelle Chronique de Birmanie, que Menu a refusé, alors qu’il y avait un récit en Chine et Corée du Nord. C’était la 2e meilleure vente après Marjane Satrapi, mais il ne voulait pas. J’ai pas mal de jeunes auteurs. On a publié Les Voisins Yamada.
Je mets du violet en ombre parce que c’est le complémentaire du jaune.
La gestion des autres auteurs dans Donjon, c’est sympa ou c’était plus sympa quand on dessinait soi-même ?
Généralement, si on choisit les auteurs c’est qu’ils sont capables.
Engueuler Boulet parce que ça fait 6 mois qu’il doit rendre son album ?
Non, Boulet est très passionné, il n’y a pas de soucis de lenteur. Le plus lent, en fait, c’est Joann. C’est le plus difficile à choper. Avant, on se téléphonait, on faisait des scénarios. Et il était de plus en plus pris. On allait en vacances ensemble. On déteste les vacances, Joann et moi. Donc on faisait des BD. On a de la chance de pouvoir faire un boulot qui nous plaît. Ça faisait 6-7 ans qu’on partait en vacances ensemble. Depuis 2 ans c’était plus difficile de le coincer, il a fait de plus en plus d’albums et du cinéma.
Qu’est-ce qu’il y a de lui que vous trouvez très bien ?
C’est la façon dont il raconte les choses. J’aime beaucoup la série Klezmer qu’il a faite chez Gallimard. Le Chat du Rabbin c’est très bien. C’est du feuilleton, on a envie d’en avoir un tous les 6 mois, mais en fait il fait d’autres trucs. Quand on part d’un concept de feuilleton, faut que ça le soit, sinon c’est trahir le concept du projet.
Un peu comme *Donjon*.
Oui, c’est un petit peu dommage qu’il n’y ait pas 2 albums par an. Je l’ai eu au téléphone tout à l’heure. Il veut qu’on se voie à la mi-septembre pour écrire, donc on verra.
Il y a un plan à grande échelle pour *Donjon* ?
Non, non, aucun. Souvent on est en vacances, au travail et puis on ne sait plus qui fait quoi comme personnage. On ne se rappelle plus, souvent on fait des erreurs, alors on est obligés de se rattraper sur d’autres tomes.
Pensez-vous que vous avez une vie passionnante ?
Ma vie n’est pas passionnante. Ma femme a relu Approximativement récemment, elle a bien aimé parce que ça fait un peu album de famille, c’est empli de souvenirs.
Qu’est-ce qui vous a amené à faire de l’aquarelle ?
Ben, c’était que je ne savais pas en faire. C’est bien d’essayer d’apprendre à n’importe quel âge les choses. J’ai été frustré il y a pas longtemps de ne pas savoir faire de musique. J’ai essayé le concertina, une sorte d’accordéon, ça n’a pas marché. Puis j’ai fait du ukulélé, je suis content, il y a des trucs qui sortent avec. On a fait la bande son de Allez raconte. Avec un copain sur Internet on jouait au poker en ligne (pas du vrai argent). Il m’a montré qu’il faisait de l’animation Flash, on a fait un truc ensemble. Il y avait une basse, un ukulélé, une guimbarde vietnamienne. Après, il ne s’agit pas d’en faire plein. C’est trop de boulot, de contraintes, de consensus. Ça ne me plaît pas. J’adore avoir un papier, un crayon et faire un dessin en 5-10 minutes, c’est la force de la bande dessinée. Alors que si on veut faire un dessin animé, ça prend du temps. Je pense que la bande dessinée a son avenir, il y aura toujours quelque chose à faire avec le dessin et le texte.
Ça permet de faire des œuvres qu’on ne pourrait pas avoir au cinéma. Par exemple, un tome de Larcenet sur son service militaire. Ça ne serait pas possible de l’adapter à la télé.
L’avantage de la bande dessinée, c’est toute la liberté créative qui est là. Il y a un réservoir incroyable de création. Des choses à apprendre.
Vous n’en êtes pas trop content, de l’adaptation de *La Mouche* ?
J’ai dû co-écrire une vingtaine d’épisodes. J’en ai vu quelques-uns, je ne reconnaissais même pas mes scénarios. Il y a un problème de confiance. Le réalisateur s’approprie le travail du scénariste, c’est le maître d’œuvre. Le scénariste passe en second. Il crée du matériau dans lequel le réalisateur va piocher pour faire son travail.
Hé, ça fait une heure ! J’ai presque fini, vous allez pouvoir voir le match de foot de merde.
C’est l’équipe qui fout la merde ou le foot ?
L’équipe. C’est pas mal, le foot, il peut y avoir de très bons matchs.
Qu’est-ce qu’on peut raconter en autobiographie ? Moi je me mets en scène, et je me moque de moi. J’évite de me moquer des autres (à part Joann Sfar), parce que c’est une question de respect. Ça trouble un petit peu les relations, les gens se disent : « Attends, est-ce que je peux dire ça ? parce que tu vas le raconter après… »
Est-ce que vos lecteurs analystes vous permettent de vous aider à vous comprendre ?
Non non. Je suis mon premier analyste, je me rends compte de choses en dessinant. Il y a des choses qui transparaissent, mais je pense que ça fait partie du jeu.
Pour pouvoir en vivre, il faut que ça plaise à beaucoup de personnes.
Oui, au moins 10 000 personnes. En France, c’est plus facile de vivre de la bande dessinée. Parce qu’on a plus de chances d’être publié. Il y a tellement d’éditeurs…
Le problème des héros comme Lapinot, c’est que c’est un héros qui est un peu trop transparent, il faut des personnages secondaires un peu plus forts pour donner le relief, un peu comme Spirou et Fantasio.
C’est quoi vos tomes de Tintin préférés ?
Les Bijoux de la Castafiore. Excellent scénario.
Merci Lewis !